Soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingts-dix... Pourquoi notre système numéral est-il si étrange?

Soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix...

Pourquoi notre système numéral est-il si étrange?

     Que ce soit les apprenants francisants ou les locuteurs natifs de la bellissime langue de Molière, tout le monde s'est sûrement demandé, du moins une fois dans leur vie, pourquoi la langue française possède un système de comptage relativement plus complexe et incohérent que sa contrepartie dans des langues qui proviendraient également de la même racine ou la langue mère, le latin. Ce qui représente un défi cauchemardesque pour les apprenants de français n'en est pas moins par ailleurs pour les francophones natifs qui ont cette langue comme langue maternelle. Bien que la confusion soit totale et les preuves rares, il a toujours existé des savants et des scientifiques pointus qui se sont penchés sur cette question épineuse dont le débat houleux sur quelle serait la forme dite correcte reste toujours irrésolu et sans gagnant. Malgré tout, il y a quand même quelques pistes à suivre pour ceux qui veulent éclaircir ce sujet et nous allons les exploiter à fond en un instant.

     En premier, il faut connaître ce qu'est décimal et vigésimal. Le système décimal est un système de numération s'appuyant sur une puissance du nombre 10 comme référentiel selon l'Internaute. Par contre, le système vigésimal ou, autrement dit, vicésimal est un système de numération s'appuyant sur une puissance du nombre 20 comme référentiel. Ainsi, le nombre 48 est par exemple un nombre du système décimal, car il signifie quatre fois dix et huit. En revanche, le nombre 92 est un nombre du système vigésimal vu qu'il signifie quatre fois vingt et douze. Tout cela étant dit, il s'agit d'un mélange irrégulier des deux systèmes chez la langue française. De surcroît, plusieurs formes coexistent pour des nombres comme 70 et 90 au sein de la francophonie européenne, ce qui complique une étude exhaustive encore plus.

Nombres latins

     Afin de mieux comprendre l'évolution diachronique de ces nombres, il faut remonter aux origines du français et voir comment les peuples latins utilisaient ces nombres-là. Comme vous voyez déjà dans cette table de nombres latins, tout paraît régulier et lisse. Les nombres soixante-dix, quatre-vingts et quatre-vingt-dix n'existent même pas. À leur place, on privilégie les mots "septuāgintā," "octōgintā" et "nōnāgintā." Bien qu'il paraisse que les citoyens romains préféraient le système décimal au système vicésimal, est-ce que c'était vraiment la langue des peuples qui constitueraient plus tard la nation française? Bien évidemment, on parlait latin dans l'empire romain mais la question à laquelle il nous faut répondre est si ce latin était aussi bien parlé, c'est-à-dire, avec le même degré de minutie, par les citoyens d'origine gauloise qui habitaient l'Hexagone. La réponse est sûrement non. Même si l'empire romain imposait sa langue comme langue officielle et administrative de la région conquise, les gens ordinaires, les locaux, continuaient à communiquer dans leur langue maternelle, ce qui a été de même chez les gaulois. En dépit de la propagation brusque et inarrêtable du latin, le gaulois était la langue de la strate populaire et ce, linguistiquement parlant, substrat gaulois s'infiltrait inévitablement dans la langue latine de la région qui n'était pas déjà la même que le latin de la péninsule italienne. De cette façon, le latin vulgaire est né: une forme altérée du latin classique façonnée en fonction des parlers locaux. Nous ne disposons malheureusement pas d'assez textes écrits pour alléguer quelque chose sur le système numéral de ce dialecte mais ne baissez pas les bras parce que nous connaissons les fils même si nous ne connaissons pas le père.

     Malgré tout, la chance tourne en faveur des chercheurs avec la mise par écrit de divers textes et du développement des chroniques dès le neuvième siècle où le latin vulgaire de la Gaule et de la Belgique s'était différencié au point où les historiens et linguistes actuels lui attribuent le statut d'une nouvelle langue à part entière. D'après le consensus général, le texte le plus ancien de la langue française ou ce que nous pourrions appeler le français est les Serments de Strasbourg datant de 842 a. J.-C. À l'époque, cette nouvelle langue, qui se nommait dorénavant françois avec un o au lieu d'a, en provenance du roman n'était parlé qu'au nord de France actuelle, plus précisément dans les régions d'Orléans, de Paris et de Senlis. Pourtant, des documents historiques foisonnent dès lors. Comme on peut constater dans le graphique conçu par André Thibault et Mathieu Avanzi, tous les deux de la Sorbonne Université, que les dizaines vicésimales étaient la version plus fréquente même chez les locuteurs de françois ou d'ancien français. 

Ledit graphique de la fréquence d'usage des dizaines à multiples formes

 Deux autres questions surgissent donc. D'où ce système provient-il et pourquoi les nombres décimaux ont-ils fait un pic pendant le seizième siècle? Or, nous allons nous concentrer sur l'origine du système vicésimal avant que nous ne plongeons dans cet étrange pic. Vous savez très probablement que les tribus franques et gauloises étaient autrefois des peuples barbares apparentés aux peuples celtiques et germaniques. Par conséquent, la langue qu'ils utilisaient dans leur vie quotidienne était le gaulois mais sachez que cette langue ne constitue pas exactement l'ancêtre du français mais un substrat de celui-ci. En termes simples, le substrat est une langue qui était influencée par une autre langue plus qu'elle ne l'influençait. En raison de l'omniprésence et la prédominance du latin, presque tous les peuples qui côtoyaient l'Empire romain s'ingéniaient à maîtriser cette langue comme les jeunes d'aujourd'hui qui essaient d'apprendre l'anglais pour devenir plus qualifiés dans le secteur du travail. Quant aux gaulois, ils ont adopté le latin vulgaire progressivement au fil des siècles mais leur dialecte n'était pas libre d'éléments gaulois, loin s'en faut. Comme le gaélique, l'irlandais et le breton, le gaulois aussi était une langue possédant un système de numérotation vicésimal. À leurs doigts ajoutaient-ils leurs orteils pour compter et cette tendance a persisté chez les francs et gaulois même après leur adoption définitive de la langue latine. En langue bretonne par exemple, les nombres sont comme suit:

40 daou-ugent (2x20)
60 tri-ugent (3x20)
70 dek ha tri-ugent (10+3x20)
80 pevar-ugent (4x20)

 En gallois, sans confondre avec le gaulois parce que c'est la langue du pays de Galles, on compte:

40 dengain (2x20)
60 trigain (3x20)
100 pedwarugain (5x20)

 Du coup, on peut dire que les français étaient en effet originaires du système vicésimal. En plus, le célèbre poète et romancier Michel Butor affirme cette origine supposée dans une interview.

La citation de Michel Butor

     Maintenant, il nous incombe de dévoiler la raison de la hausse éphémère, inopinée mais sensationnelle de "septante," "huitante," "octante" et "nonante" durant le 16e siècle. Marie-Claire Durand Guizion de la Universidad de las Palmas aux îles Canaries explique dans son ouvrage intitulé "Quatre-Vingts... Un Reste du Système Vicésimal d'Origine Celte" que la plupart des auteurs d'autrefois privilégiaient les nombres vicésimaux. À titre d'exemple, Montaigne écrit au 16e siècle "Un harnois complet du poids de six vingts livres" ou Alfred de Musset écrit dans son poème Marchoche "Vingt-neuf barons chrétiens et six-vingt roturiers". Comme mentionné ci-dessus, Louis IX dit "Saint" a fondé vers l'an 1260 un hospice du nom de l'Hôpital des Quinze-Vingts parce qu'il comportait 300 lits. En bref, il est clair que les dizaines vicésimales étaient la norme, qu'est-ce qui a donc changé? Pourquoi les dizaines décimales ont-ils, tout d'un coup, pris le dessus pendant une brève période?

     Avant toute chose, il vaut mieux savoir que ces statistiques nous proviennent par le biais de l'écriture et, du coup, ne reflètent pas avec certitude la façon dont les gens parlaient. Nous n'avons pas un casque magique avec lequel écouter les gens moyenâgeux. Cet usage différent et l'appellation des dizaines vicésimales par leurs formes décimales était vraisemblablement un choix délibéré des savants et écrivains de l'époque qui, comme toute personne huppée, s'efforçaient de se séparer de la majorité à travers leur écriture mièvre et maniérée d'autant que cette idée est corroborée par nos chercheurs de la Sorbonne Université qui disent, je cite: "...les formes vigésimales correspondant à 70, 80 et 90 étaient alors beaucoup plus fréquentes que leurs équivalents décimaux, et les sommets qu’elles ont atteints au XVIe siècle ne sont qu’un phénomène artificiel, propre à la langue des savants, qui n’a pas survécu en français classique." En outre, si vous pensez que personne n'aurait critiqué cette affèterie, cette préciosité, ce style mignard sur le coup, vous vous trompez, car un jeune prêtre et écrivain britannique du nom de John Palsgrave, qui était d'ailleurs le tuteur dans la maison royale d'Henri VIII au tournant du 16e siècle, décrie et bafoue en quelque sorte ces usages dans son œuvre intitulée "L'éclaircissement de la langue française" en anglais: 
 "Nota [sic] also that, all be it the voulgar people use never, septante, octante and nonante, as I shall herafter playnly declare, ye that the lerned men use them […] : Dix ans ou vingt, trente ou quarante, Cinquante, soixante ou septante, Voire octante, nonante ou cent. […] Here foloweth wherin the voulgar people, marchaunte men, and suche as write hystories dyffer from the maner of nombring here afore rehersed : […] Soixante dix. Quatre vingtz. Quatre vingts et dix." Autant dire que tout le monde était déjà conscient du ridicule de ce maniérisme. Cependant, je vous préviens que l'on utilise encore septante pour soixante-dix et nonante pour quatre-vingt-dix en Belgique et Suisse mais ce n'est pas certainement par vanité que ces versions sont préférées. En revanche, au grand dam de quatre-vingts, les statistiques nous montrent qu'il n'a plus une alternative qui ne soit tombée en désuétude, ni huitante ni octante.

     En fin de compte, vous connaissez maintenant un peu plus en profondeur l'histoire des nombres époustouflants de la langue française. Avec cela cette vidéo touche à sa fin. Toutes les sources sont indiquées ci-dessous, en description. Si vous avez bien aimé cette vidéo, vous savez quoi faire: liker, commenter et vous abonner. et n'oubliez surtout pas d'embêter votre ami belge ou suisse en disant que la langue française a toujours été vicésimaliste entre guillemets la prochaine fois qu'il vous balance vos nombres dans la gueule pendant une discussion.

 Je vous remercie de lire.

Salut,
Athel.











    

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